À la recherche de l’information dans les zones de conflit

Durant la Seconde Guerre mondiale, le journaliste australien Alan Wood était corDurant la Seconde Guerre mondiale, le journaliste australien Alan Wood était correspondant de guerre pour le journal britannique Daily Express. Il est photographié en train de taper une dépêche à la machine, cigarette au bec, pendant que des soldats britanniques consultent une carte à l’arrière. Le moment est le 18 septembre 1944 au cours de la bataille pour la prise de la ville d’Arnhem, aux Pays-Bas.

Une journée atelier-conférence s’est tenue sur le campus sur les multiples facettes du journalisme de guerre

Le jeudi 27 octobre, au pavillon Louis-Jacques-Casault, le programme de la journée atelier-conférence sur le journalisme de guerre était plutôt chargé. L’activité était organisée et animée par Jordan Proust, chargé de cours au Département d’information et de communication, doctorant, auteur et journaliste pigiste spécialisé dans les questions militaires.

En avant-midi, quelques dizaines de personnes ont assisté à une présentation sur l’histoire du journalisme de guerre. Le chargé de cours a abordé les difficiles rapports qui ont de tout temps existé entre les forces armées et les médias. Il a parlé des écrivains d’autrefois qui ont exercé ce métier si particulier et des journalistes vedettes qui le font aujourd’hui. Puis, il a présenté quelques images célèbres prises par des photographes civils en zone de conflit et qui ont choqué le monde. A suivi un long entretien par visioconférence avec un ancien reporter de guerre français, Matthieu Mabin. La matinée s’est conclue sur des conseils à qui veut exercer ce métier.

Comme soldat, Matthieu Mabin a servi pendant une dizaine d’années dans l’infanterie de marine et au sein de la Légion étrangère. En 2007, il est devenu journaliste et a rejoint France 24, une chaîne de télévision française d’information internationale en continu. Au fil des années, il a couvert plusieurs zones de conflit à travers le monde. Depuis quatre ans, il est correspondant de France 24 à Washington.

«J’ai commencé mon métier de journaliste de manière tout à fait originale, raconte-t-il. J’avais 32 ans, je n’avais jamais exercé le journalisme, et le directeur de France 24 m’a envoyé diriger une équipe dans une zone parmi les plus sensibles du monde, à Islamabad, au Pakistan. Cela a duré quatre ans. Nous étions alors au pic de la guerre en Afghanistan, le pays voisin.»

Le directeur de France 24 considérait essentiel de confier la responsabilité du bureau à quelqu’un qui avait une vision claire, précise et la plus proche du réel de la situation sécuritaire dans cette région. Il voulait que les journalistes de France 24 puissent aborder sereinement cette réalité complexe et dangereuse et être guidés par quelqu’un qui connaissait le terrain.

«À Islamabad, poursuit-il, mon démarrage dans le métier de journaliste a été extrêmement dense, même brutal. Je faisais mes premiers pas et j’ai commis des erreurs. Par contre, ce fut une chance inouïe, un accélérateur d’apprentissage, et j’ai rapidement produit des reportages de qualité.»

Ses 10 ans dans l’armée de terre française l’ont amené à participer à toutes les opérations extérieures dans lesquelles la France a été engagée durant cette période. Il y eut d’abord la guerre dans les Balkans. Suivirent notamment le Congo et le Tchad. Il a aussi été présent dans un pays en crise comme la Côte d’Ivoire, ainsi qu’au Liban dans le cadre d’une mission de l’ONU. Puis, il y eut l’Afghanistan à l’horizon de 2006.

«J’ai effectué plusieurs séjours en Afghanistan, dit-il. Ce pays fou, stupéfiant, absurde était aux antipodes de ce que j’avais connu. Comme soldat, je me limitais à rencontrer seulement des soldats afghans et, de temps en temps, des talibans quand ils voulaient bien se montrer. Il y a eu une succession d’obstacles tout au long de mon parcours d’officier, à commencer par l’uniforme que je portais, qui en plus, était barré par le fusil d’assaut. J’éprouvais une frustration profonde de ne pas pénétrer ces pays que je traversais. Ces obstacles n’existent pas quand on est reporter et qu’on arpente le même terrain.»

Présent dans une période tumultueuse de l’histoire

Comme reporter de guerre, Matthieu Mabin a couvert une période tumultueuse de l’histoire récente. Ses missions se sont enchaînées avec les révolutions tunisienne et égyptienne, les guerres civiles en Libye et en Syrie, la guerre du Mali, celle en Centrafrique et autres.

«J’avais deux atouts en quittant l’armée, explique-t-il. D’abord, ma passion pour le métier de journaliste. Ensuite, mes compétences techniques de soldat et d’officier. Je changerai de métier le jour où cette passion me quittera, ne serait-ce que de moitié, c’est clair.»

Lorsqu’il arrivait sur un champ de bataille, il ne voyait pas les mêmes choses que ses collègues journalistes. Sa lecture était radicalement différente. Il voyait les calibres des armes utilisées pour dévaster un environnement, il voyait la provenance des tirs, il était capable de dire où se trouvaient les gens qui avaient tiré ces obus. En regardant un trou dans une façade, il pouvait dire à quelle distance se trouvait le tireur.

«En allant sur place à la rencontre de l’actualité, ajoute-t-il, j’ai parfois eu beaucoup plus de facilité à trouver ce contenu dans des environnements jugés tout à fait inaccessibles par mes confrères.»

En 2011, Matthieu Mabin a couvert la chute de Tripoli, la capitale de la Libye. Il cite ce cas en exemple pour illustrer l’une des erreurs classiques en journalisme de guerre lorsque l’actualité est particulièrement violente, soit la tentation de l’adhésion au sujet.

«Pour pouvoir entrer dans la capitale avec les rebelles et montrer la chute en direct de Tripoli, raconte-t-il, j’ai vécu avec un groupe d’entre eux pendant des mois. C’était indispensable de m’intégrer à cette actualité pour comprendre le combat de ces hommes. Le tiers d’entre eux sont morts au combat, un autre tiers ont été blessés. J’ai éprouvé des choses extrêmement fortes. J’ai eu peur de mourir. Je suis allé avec des rebelles enterrer un jeune combattant que j’avais côtoyé pendant des jours. Mon combat a été de ne pas devenir l’un d’entre eux, une menace terrible pour un reporter. Ça se serait ressenti dans le traitement éditorial de mes reportages. Il fallait que je garde une distance extrêmement difficile.»

Selon lui, les médias d’information ont le devoir d’être sur place dans les zones de conflit. Malgré le danger. Il donne en exemple les deux journalistes de RFI assassinés en 2013 au Mali.

«C’est notre combat, notre ultime combat, affirme-t-il. Il faut continuer à couvrir l’actualité dans les zones dangereuses. Pas pour l’amour du risque, je ne me suis pas shooté à l’adrénaline. Je ne respecte rien de plus que la peur. C’est un sentiment sain qui fait qu’on se comporte de façon rationnelle sur le terrain. Dans mes reportages, j’ai agi uniquement par conviction. Je sais que l’information est la matière première à la liberté, c’est son pilier central. Il faut y aller. Absolument. Un monde sans information meurt. Accepter le risque au point de perdre la vie? Je réponds oui pour moi-même, mais pas pour les autres. Je pense qu’il y a des valeurs pour lesquelles on doit être d’accord pour mourir.»

William Russell, premier reporter de guerre

William Russell, journaliste au Times de Londres, est entré dans l’histoire comme le tout premier civil à agir comme reporter en zone de conflit. Cela s’est passé durant la guerre de Crimée, qui a opposé, entre 1853 et 1856, l’empire russe à une coalition formée entre autres des empires français et britannique. Pour la première fois, un conflit était raconté en temps réel.

«Russell raconte que les soldats blessés meurent sans soins devant ses yeux, explique Jordan Proust. Et les croquis qu’il griffonne ont un tel impact en Angleterre que la royauté crée les services de santé militaires et que le Suisse Henri Dunant crée la Croix-Rouge.»

Quelques années plus tard, le journalisme de guerre poursuit sa progression dans les zones de conflit, cette fois aux États-Unis lors de la guerre de Sécession. «Les armées en présence amènent le télégraphe sur le front, ce qui permet d’envoyer des messages rapidement sur l’état de la situation, poursuit-il. L’appel au patriotisme fait que l’on demande aux journalistes, selon qu’ils sont du Nord ou du Sud, de prendre position dans leurs textes pour telle ou telle armée.» Le 17 septembre 1862 a lieu la sanglante bataille d’Antietam, dans l’État du Maryland, qui fera des milliers de morts et de blessés. «Le civil intégré dans l’armée nordiste, avec un grade d’officier, fait 70 photos après la bataille, dit-il. Pour la première fois, on photographie des soldats américains morts ou blessés. Le choc est énorme.»

Au 20e siècle, au cours des deux guerres mondiales ainsi que pendant la guerre de Corée des années 1950, les journalistes, des civils, sont intégrés dans l’armée. Ils sont encadrés et surveillés. «Pour parler des combats, explique Jordan Proust, il faut être avec les militaires. Les journalistes portent donc un uniforme militaire. Pour les différencier des soldats, on leur attribue un grade d’officier et ils portent un patch d’épaule. Ils sont payés par l’armée et on les salue. Leurs présences sur le terrain sont nombreuses, mais la censure est systématique.»

La guerre du Vietnam prend fin en 1975. «Durant ce conflit, souligne le chargé de cours, les journalistes américains sont sur le même pied que les militaires et font ce qu’ils veulent. Cette liberté de mouvement n’avait jamais été vue avant et elle ne le sera jamais après. Cette guerre sera un point de bascule. Les médias d’information, a-t-on dit, ont entraîné la défaite en rendant publiques les difficultés de l’armée américaine. Le président Nixon a déclaré que la guerre a été perdue dans un écran de télévision.»

L’après-Vietnam verra l’apparition de la répression journalistique et des pools par les autorités militaires. Depuis la guerre d’Irak de 2003, les journalistes de guerre américains, vêtus en civil, protégés par un gilet pare-balles et un casque dur, avec le mot «presse» dans le dos, sont intégrés (embedded) aux unités militaires. «L’armée ne va pas chercher à censurer la presse, indique-t-il, mais elle décide sur quel théâtre d’opération les journalistes vont aller et ce qu’ils vont voir.»

Selon lui, deux visions s’opposent relativement au champ de bataille. D’une part, les journalistes invoquent la liberté de la presse pour expliquer leur désir d’autonomie. D’autre part, l’armée fait de la communication contrôlée et toujours en sa faveur pour ne pas nuire à l’atteinte de ses objectifs et de résultats spécifiques. L’un d’eux est la sécurité opérationnelle des soldats.

«La vision militaire et médiatique ne sera jamais la même, soutient Jordan Proust. Un colonel spécialisé dans les chars m’a déjà dit: Tu ne peux pas être dans un char qui risque d’exploser. Pourtant, c’est là qu’un journaliste doit être. Comme reporter, on doit partager le quotidien de ces soldats qui risquent leur vie. L’intérêt est d’être au combat et de le partager.»

Les pratiques sur le terrain

Le chargé de cours a terminé sa présentation en abordant les pratiques professionnelles du journalisme de guerre. Selon lui, le journaliste doit toujours mettre en avant les normes éthiques de sa profession, comme l’exactitude, l’impartialité et l’équité, et donner une vision globale et honnête de la situation. Il doit garder à l’esprit que ce métier est dangereux, stressant. Le journaliste de guerre est une cible idéologique et politique, il vit une insécurité et une menace constantes. L’audace, le courage, la connaissance de quelques langues et le sens de la communication font partie de ses qualités personnelles.

«En zone de guerre, poursuit-il, le journaliste doit être autonome, car personne ne va venir vous supporter. Il faut connaître la culture locale et quelques mots de la langue. Il faut avoir le sens de la négociation avec les chauffeurs de taxi, le personnel de l’hôtel. Il faut être diplomate et ne jamais s’énerver. Si vous vous énervez, vous allez brusquer la personne et ne pas obtenir d’info.»

Sur le plan professionnel, le reporter de guerre doit toujours vérifier et croiser l’information. Il ne doit pas faire confiance et surtout prendre soin de ses sources. Il doit pouvoir produire rapidement et sous tension, et ce, sur différentes plateformes. Il lui faut connaître la région, la question militaire, la géopolitique de l’endroit. Il doit bien s’équiper, bien se protéger, notamment avec une trousse de premiers soins, bien protéger ses outils de travail.

Jordan Proust a insisté sur le fixeur ou accompagnateur. Cet habitant de la région agit comme interprète et comme guide auprès d’un journaliste étranger. «Le fixeur, dit-il, aide le reporter au quotidien. Il est garde du corps, chauffeur et autres. En Afghanistan, dans les années 2000, un fixeur coûtait entre 15 et 50 $US par jour. En Irak, dans les années 2010, c’était de 50 à 300 $US. Aujourd’hui, en Ukraine, c’est 250 $US minimum.»

Selon lui, l’exposition fréquente, répétitive et prolongée à des scènes de mort, de violence et de souffrance peuvent induire un stress post-traumatique chez les photographes et reporters de guerre, tout comme chez les militaires. Il cite en exemple le journaliste et photo-reporter indépendant français Brice Fleutiaux. Celui-ci a passé huit mois comme otage dans des caves durant la guerre de Tchétchénie. Il a par la suite raconté son histoire dans un livre. Dépressif, il s’est suicidé à 33 ans.